René Soler, prêtre spiritain
Depuis quelques jours, je me délecte dans la lecture des proverbes créoles de Bergman Fleury et des témoignages des apprenants du Centre N A Rive (CNR). Cela me ramène 40 ans en arrière et je revois toutes ces femmes courageuses qui osaient affronter le froid et le gel pour venir découvrir les joies de la lecture et de l’écriture. Durant ces années 70, étudiant à l’ Université de Montréal, je faisais la maîtrise » Étude pédagogique de Conscientisation socio-politique, selon la méthode de Paolo Frèire, en milieu immigré haïtien.
La découverte de la pédagogie de Frèire m’ a soutenu durant des années puisqu’elle m’a amené à revenir en Haïti, après une longue période d’ exil, et participer à la Mission Alfa avec Jean-Marie Vincent et Frantz Grandoit, en 1986-1988.
« Louvri je pèp la » tel était notre objectif au CNR et en Haïti. Le CNR a pu continuer, mais la Mission Alfa a été fermée, brutalement, par les militaires, soutenus par une certaine bourgeoisie et une petite partie du clergé qui voyaient d’ un mauvais œil cette campagne de conscientisation.
Au CNR, dans les débuts, il a fallu se battre afin que le créole soit accepté comme langue d’alphabétisation. De longs débats avec certains intellectuels qui refusaient cette alpha, en prônant la langue française comme première étape. Paolo Frèire était très clair: l’alpha se fait en langue maternelle, puis, après la connaissance des lettres et des mots, l’apprentissage du français comme langue seconde, ou bien toute autre langue. Grâce à l’appui de Molière Estinvil, co-fondateur, de Paul Déjean et Karl Lévêque du BCCHM, nous avons pu vaincre les réticences des critiques. Un autre homme important nous a donné un grand coup de main: Jean Paul Hautecoeur qui a réussi à faire éditer un livre sur l’alpha créole et à soutenir notre financement au niveau de la Commission Scolaire de Montréal. Nous devons rendre hommage à cet homme qui a dû se battre aussi au niveau de certains pédagogues du Ministère de l’Education qui ne comprenaient pas ce cheminement pédagogique. Apparemment un peu plus long pour l’apprentissage du Français, mais, en fait, beaucoup plus conforme pour nos apprenants qui ne connaissaient que vaguement cette langue étrangère. Certaines des témoins du livre Parole d’apprenantes et d’apprenants: des mots pour réparer les mots (publié par le Centre N A Rive à l’automne 2014) parlent de ces difficultés rencontrées avec cette langue dans les premiers mois de l’alpha.
Enfin nous devons remercier aussi les profs, les moniteurs comme nous nous plaisions à les appeler – dont j’ essaie de retrouver les noms dans ma mémoire bien rouillée, à part des Douyon, Mye et Baba – qui ont participé à la rédaction de ce livre de français langue seconde qui n’ avait d’autre ambition que de donner un matériel pédagogique très simple à partir du vécu des apprenants.
De ces années de créativité et de grands débats, je garde un souvenir merveilleux et je remercie le Seigneur de m’avoir soutenu durant ce séjour au Québec qui m’a donné bien du Bonheur et un nouveau passeport canadien.
Dommage que nous n’ayons pas eu ce livre de proverbes de Bergman: « 52 pwovèb pou lavi miyò » – contribution exceptionnelle de Bergman au 40ème anniversaire du Centre N A Rive – qui nous révèle tout l’univers culturel d’un peuple extraordinaire à qui je dois tant » Anpil ti patat fè chay », beaucoup de petites patates font une grosse charge. Oui, je crois que ce proverbe peu connu nous rappelle que, depuis plus de 40 ans, le CNR résiste à tous les vents et les épreuves, mais, grâce à la solidarité de tous les Haïtiens et Québécois, il vivra encore de belles années !!! Pour illustrer ce propos, je vous invite à vous laisser émerveiller par ce dvd d’Arnold Antonin « Préfète Duffaut et André Pierre », deux grands artistes qui révèlent aussi les richesses de ce peuple à qui nous devons tant.
Dans un prochain courriel, je vous donnerai quelques citations des apprenantes de cette époque, simplement pour faire le lien avec celui de celles dont vous publiez aujourd’hui.
Pour terminer, j’aimerais vous rappeler un autre homme québécois, André Morin, prof à l’ Université de Montréal, en Sciences de l’ Education, qui a été le « poto mitan » de cette maîtrise sur Paolo Frèire et qui a suivi passionnément notre histoire avec une patience infinie. Retraité, il jouit des bienfaits de la retraite. Je crois que le CNR lui doit une belle chandelle de remerciement.
Ninette, Bergman, Sauveur et toute l’équipe du CNR, mèsi anpil anpil pou tou sa nou ap fè. On pourrait ajouter cette béatitude : » Je ne savais pas lire et écrire et tu m’as initié à ce monde indispensable »!